Aujourd’hui, je rencontre Steven Le Hyaric. Pour ceux qui ne le connaitraient pas, Steven est un ancien coureur Élite, il a côtoyé Arnaud Demare, Thibault Pinot, Chris Froome et bien d’autres. Rapidement lassé de l’ambiance des courses, il a bifurqué vers d’autres chemins. Il s’est engagé sur le Great Himalaya Trail qu’il a bouclé en une cinquantaine de jours, parfois sur sa selle, souvent en portant son vélo. Il a traversé le Lac Baïkal gelé, rallié Dakar depuis Paris, 5600 km en 20 jours, gagné la NorthCape 4000, 4400 km de l’Italie au Cap Nord, en battant le record de l’épreuve.
Il n’entend pas s’arrêter là puisqu’il s’est lancé un nouveau défi : le projet 666 : 6 déserts, sur 6 continents, en 6 fois 1 mois. En 2021, ce fut le premier d’entre eux, en Namibie. Viendront ensuite le désert de Gobi (Mongolie, Chine), l’Antarctique, l’Atacama (Chili), le désert de Simpson (Australie), l’Arctique.
Philippe : Comment t’est venue cette envie de pédaler, de gagner aussi, puisque tu as un moment voulu en faire ton métier ?
J’ai grandi à La Courneuve. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais pleurnicher, mais ça n’a pas été facile tous les jours. J’étais un vrai gentil dans un environnement de durs. Et quand j’essayais de faire le méchant, ça ne marchait pas vraiment. Un jour un copain m’a dit de venir faire du vélo avec son club. Je me suis retrouvé à monter dans un camion et on partait faire du vélo en forêt, vers Fontainebleau. J’avais 5 ans, je roulais avec des grands, j’avais l’impression d’être un aventurier.
J’ai insisté, j’ai persévéré. J’avais envie de faire au mieux, de me réaliser, je me prenais au jeu. J’ai commencé à faire quelques courses. Quand tu gagnes, tu deviens la petite star du club, c’est cool comme sensation, tu as envie de continuer. Tu y prends goût. Alors, à l’école, quand en début d’année on nous demandait ce qu’on voulait faire plus tard, les autres écrivaient ‘aviateur’, moi je répondais ‘coureur cycliste’.
Et tu es devenu cycliste Élite. Tu rêvais de faire le Tour de France et pourtant un beau jour, tu plaques tout. Que s’est-il passé ?
On est au Championnat de France près de Boulogne sur mer. J’avais alors du mal les 50-100 premiers kms d’une course (et je l’ai toujours d’ailleurs…). Sauf que lorsque la course fait 160km, ça devient compliqué. Je sais que mon entraineur, Eddy Seigneur, un très grand du cyclisme, plusieurs fois champion de France, vainqueur sur les Champs en 94, compte sur moi. Il a dans sa voiture des managers d’une équipe sportive. La perspective d’un contrat se rapproche pour moi. Mais ce jour-là, rien n’y fait, je ne suis pas bien. À la moindre montée de pont d’autoroute, je suis à la lutte pour rester dans le peloton. Au bout de 2 tours, je mets le clignotant à droite et j’arrête. Je suis en plein doute. Mon entraineur fulmine et ne me ramène même pas chez moi. Je dois me débrouiller pour rentrer à la maison où j’arrive à une heure du mat’.
Je me dis que je ne veux plus ça. Dès qu’on m’attend, je me prends une cartouche. Je rêve de Tour de France, mais je ne suis pas prêt à m’exploser pour une course de seconde catégorie. Il faut que je fasse autre chose. Je reprends des études, je monte ma boite de comm’. Je voulais tout apprendre, rentrer dans ce monde, tout comprendre. Je décroche un job à la fédération française de triathlon, où je vais travailler pendant deux ans. Je suis les athlètes aux jeux de Rio. Je les côtoie, je connais leurs souffrances, leurs désirs, leurs joies et leurs déceptions. Je sais tellement à quel point c’est dur. Et…je préfère ne pas insister. Je pars au Népal . Je rencontre Mathieu Ricard et je m’engage dans 20 jours de méditation silencieuse, sans dire un mot, sans échange avec personne, pas de signe de compassion, rien. Cette expérience m’a permis de poser un nouveau regard sur ma vie.
Tu décides alors de monter ton projet « Rêves d’Himalaya »…
Oui, la traversée du Népal par la trace considérée comme la plus dure du monde, le Great Himalaya Trail. Mon guide me parle de 90 jours. Je lui réponds que c’est hors de question de faire aussi long. On fait le circuit en 51 jours.
En Himalaya, mon but au départ était d’aller à la rencontre des populations les plus reculées. Je voulais montrer d’autres cultures, d’autres façons de vivre. Tu y rencontres des gens isolés, à plusieurs jours de marche d’une grande ville, et qui arrivent à vivre. Et même, ils sont heureux. Et nous, nous ne le serions pas ?
C’était ma première aventure qui m’a permis de transmettre aux gens. De leur faire partager ce que je vivais, les émotions que je ressentais, tout ce que j’ai dû affronter.
Tu vois, ça ne m’intéresse pas d’être un héros de l’aventure. Quand quelqu’un me dit qu’il a roulé 400 km et qu’il n’est pas fatigué… oui très bien, et alors ? En fait je suis simplement heureux en transmettant l’émotion. Oui, c’est ça, mon truc c’est de donner aux gens de l’émotion. Peut-être de leur donner envie de croire en leurs rêves et d’y aller. De les aider à se réaliser.
Qu’essaies-tu de montrer lors de ces raids ?
Lorsque j’ai fait le Dakar, je voulais montrer, de manière imagée, ce que l’homme allait devoir subir si le réchauffement climatique s’amplifie. C’est pour cela que j’ai appelé ce projet « La route de la chaleur ».
Avec le projet 666, je veux montrer la condition de l’homme dans des conditions hostiles, montrer en quoi l’homme perturbe son milieu naturel.
Systématiquement, je veux aller à la rencontre des gens. En Himalaya, c’était auprès de ces populations dans des villages reculés, en Antarctique ce sera auprès de scientifiques, en Arctique ce serait auprès des Inuits.
Le tout avec une ambition chronométrique. Si c’est pour aller à Dakar en 6 mois, cela ne va intéresser personne…
Récemment tu as remporté la Northcape 4000. Il s’agissait de rallier l’Italie au point le plus au Nord de la Norvège. 4400 km en complète autonomie, réalisés en 10 jours et 9 heures. Comment as-tu fait pour aller si vite ?
Dès que je suis parti d’Italie, je n’étais pas bien. Malade. Après 1000 km, certains concurrents étaient déjà loin devant moi et roulaient fort. Je me suis accroché et j’ai fait en sorte de très peu m’arrêter. Je prenais la nourriture que je trouvais lorsqu’elle se présentait. Une nuit j’ai trouvé un resto qui vendait des pizzas, j’en ai pris immédiatement deux parts et je suis reparti. Il ne faut pas trop réfléchir dans ces épreuves. A contrario, je me suis rendu compte que les gars devant moi perdaient souvent une demi-heure dans des arrêts. Pour quoi faire ?…
Tes raids, tu les partages en live sur les réseaux sociaux. Une façon de tromper la solitude ?
Sur Northcape, j’ai fait beaucoup de stories sur Instagram. Je crois que je suis allé jusqu’à 100 stories en une journée. Quand je vais mal, dès le premier jour, j’ai besoin d’avoir du soutien et je réalise que cette fois je suis vraiment seul. J’ai posté que je n’étais pas bien, et ai reçu en retour des centaines de messages pour me dire de ne pas lâcher. Alors oui, on se sent beaucoup, beaucoup moins seul.
Je me suis dit qu’il fallait que je leur rende tout cela, que je leur montre que tout est possible dans la vie.
J’ai traversé la Slovénie, avec ses ours, la Slovaquie, la Pologne et puis l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, des endroits superbes. J’avais besoin de partager, de montrer tout ceci à des gens qui n’ont pas la chance de partir loin de chez eux. Et les retours furent fantastiques. En Estonie, une famille m’attendait avec un panneau « Go Steven ». Après avoir gagné, j’ai reçu des messages qui me disaient ‘Steven, tu as changé ma vie’, ‘Grâce à toi, j’ai réussi à faire 100 km pour la première fois », « J’ai osé faire un Tour de France grâce à toi ». C’est fou. C’est une ode à la liberté, une ode à la vie. J’étais bouleversé.
Et puis c’est une façon d’embarquer les gens dans l’aventure. Ils voient mon petit point bleu progresser sur la carte. Ils s’inquiètent autant que moi de savoir si je vais arriver à temps pour attraper mon bac vers la Finlande.
Je te vois finalement assez peu chargé sur ton vélo , qu’emmènes-tu comme vêtements et matériel ?
Je ne prends jamais de matelas, trop lourd, trop pénible à porter. Si je dois perdre des minutes à replier, attacher, fixer un truc, c’est mort. Certes, en Himalaya, sur le lac Baïkal, au Mont blanc ou en Auvergne l’hiver, il vaut mieux en matelas. Pour le reste, je prends juste une doudoune, avec laquelle j’ai roulé à la fin, car les températures étaient négatives, un sac de couchage léger, un bonnet que je mettais pour dormir, deux paires de gants longs. Sur NorthCape, celui qui est deuxième a juste une couverture de survie. Mon vélo devait peser 8kg de plus que le sien. Certains partent quasi à vide et achètent en chemin.
Et pour les pneumatiques ?
À l’avant-veille de partir pour le NorthCape, je monte mes pneus sur le vélo. Des tubeless en 33mm. Certains roulaient en 40 voire en VTT. Il faut dire qu’il y avait trois passages Gravel, dont un de 37 km pour aller à Riga. Mais dès le premier jour, je perds de la pression. Je suis obligé de regonfler tous les 50 km. Parfois, 100 -150, mais là je suis vraiment plat. C’est très confort, mais tu as l’impression que tu vas tout casser, que tu vas crever.
À quelle allure roules-tu durant ces parcours ?
Souvent je roule à 32-33, 40 par moment, 17 à d’autres. Finalement je roue à une vitesse très raisonnable, et les gens que tu croises peuvent rouler un peu avec toi. En moyenne, je suis à 23, la vitesse d’un Vélib à Paris. Tu vois alors des scènes de vie. Un soir en Pologne, une mamie fermait ses volets et me demandait ce que je faisais dehors à cette heure-ci, qu’il allait pleuvoir. Elle me montrait le ciel. Comment lui dire que je n’allais pas dormir cette nuit-là… Quelques instants après, je recevais les premières gouttes.
Mais surtout, l’important est de garder un rythme, un plan de marche, un objectif pour la journée. En Lituanie par exemple, tu as des toboggans qui ne s’arrêtent jamais. Sur 4400 km. Il vaut mieux se mettre en mode : aujourd’hui je rentre ce pays. Oui c’est ça, un pays par jour c’est un bon rythme. Il n’y a que la Finlande que je n’ai pas pu faire en une journée, il y avait plus de 1000 km.
Qu’est-ce que tu trouves le plus difficile dans ces épreuves d’ultra-distance que tu t’imposes ?
On est rythmé par le jour et la nuit. Ce sont nos cycles. Plus tu vas vers le Nord, moins il y a de nuit. Passé la frontière norvégienne, il n’y a plus de nuit du tout. Tu luttes contre le sommeil. Une fois à Bikingman Oman, je me suis endormi, je me suis retrouvé à gauche de la route. À gauche de la route de gauche…
Le manque de sommeil te met dans un état second. Il m’est arrivé d’avoir des hallucinations. De voir un train fantôme arriver face à moi. C’était simplement les phares d’une voiture qui se pointait au bout de la ligne droite qui faisait 10 bornes. Je voyais les plantes du bas-côté se solidifier, comme des cristaux.
Comment arrives-tu à lutter contre l’envie de dormir ?
C’est de l’ultra endurance, avec un départ et une arrivée, il n’y a pas d’étapes. Tu gères comme tu veux, sur 4400 km. Ma stratégie était simple : dormir de minuit à 4h tous les jours, et faire 400 km par jour, pour battre le record de l’épreuve, là où se jouerait la gagne à mon avis.
Mais dès le jour 1 je suis malade. Je ne comprends pas. Je suis trentième au bout de la première journée. J’avale une soupe après la frontière Slovène. Il me reste un col à passer pour tenir mon plan de marche. Je passe de l’autre côté et … je décide de ne pas m’arrêter, on est en faux plat descendant. À 4h, je suis premier. Je dors une heure et je vois passer un Allemand, Martin, je roule avec lui et j’enchaine ainsi durant 10 jours. En dormant le moins possible. Au total, j’ai dû dormir 10 à 12 heures. Dont 2 hôtels où j’ai dormi une fois une heure et une fois 3 heures (… alors que je ne voulais y dormir qu’une heure). À la fin du parcours, j’ai réalisé les 800 derniers kilomètres quasiment d’une traite et je n’ai pas dormi pendant 60 heures.
Finalement c’est au gré de ce genre d’épreuves que tu as appris à rouler en dormant si peu…
Tu ne peux pas vraiment te préparer à cela, tu découvres lorsque tu es en situation. Quand je suis arrivé à Helsinki, après la traversée en bac durant laquelle je me suis écroulé de fatigue, j’avais encore besoin de dormir. Mais tout était confus, je ne savais pas trop si je devais dormir ou pas, et si je pouvais me le permettre aussi par rapport à mes poursuivants.
J’ai appelé Sofiane Sehili (Note de Philippe : Sofiane Sehili est l’un des meilleurs ultra-cyclistes bike packing. Le 22 août 2021 , il a remporté la Silk Road Mountain Race, l’une des courses les plus difficiles au monde) et je lui demande s’il est possible que je ne dorme pas pendant 1500km. Il me conseille de ne surtout pas faire ça. De dormir 2 heures après 500 km, puis faire des siestes de 30 minutes pendant 1000 km. C’est ce que j’ai fait à peu près. Des siestes de 5 à 15 minutes, 2 fois par jour.
Et puis je me fixe des limites. Désormais, j’ai une règle : si je touche trois fois les gravillons, je m’arrête pour dormir 5 minutes sur le côté.
Je me méfie aussi quand je prends la roue de quelqu’un : le rouge clignotant est hypnotique.
Comment fais-tu pour trouver le bon compromis entre vitesse, fatigue et besoin de s’alimenter ?
C’est ce que j’ai appris dans la traversée de mes déserts. Tu ne peux pas miser sur le fait de tomber sur une station-service où tu feras le plein d’eau et de nourriture. Tu dois économiser ton énergie et ne pas trop transpirer. Mais rouler à cinq à l’heure n’aurait pas de sens. Donc la question c’est à quelle vitesse tu peux consommer le moins d’énergie tout en avançant.
Je sais qu’en roulant à 20-25 km/h, je peux tenir environ 70 heures. A cette allure, je consomme peu d’énergie, j’ai moins besoin de manger, moins besoin de dormir. Un peu comme une tortue qui avance inlassablement. Et, sur NorthCape, lorsque je voyais une balise devant moi, je me mettais à l’allure de ce concurrent … qui se demandait alors comment je faisais pour aller à sa vitesse alors que je n’avais pas dormi…
L’arrivée à Northcape doit être une énorme satisfaction non ?
La baie à l’arrivée est magnifique, plus tu avances et plus c’est beau, certains peuvent y voir des baleines. Mais il reste 5000 mètres de dénivelé à franchir sur les 200 derniers kilomètres, ce n’est pas monstrueux, mais c’est quand même une Étape du Tour et demi, après 4000 km tu n’as pas envie de ça. Il y a une succession de 3 tunnels submarins, deux de 3 km et un de 7, à 9% de descente, tu descends à -500m sous la mer, il y fait -5°C, sans éclairage, les ventilateurs résonnent, je ne me suis pas éternisé et je suis remonté aussi vite que possible, à bloc, avec la trouille de me retrouver avec un 38 tonnes derrière.
Quel regard portes-tu sur l’engouement actuel pour le Vélo ?
C’est top. Les gens se rendent compte qu’ils se font du bien, qu’ils peuvent gagner du temps en allant au bureau à vélo plutôt que s’entasser dans le métro. Et puis c’est bénéfique pour l’industrie du cycle.
Le vélo, c’est une manière d’aller plus vite, plus vite qu’à pied. Aujourd’hui j’ai fait des journées à 4-500 km, imagine la liberté. En plus tu te dépasses, tu te réalises.
Qu’est-ce que tu nous prépares pour 2022 ?
Je suis sur le projet de la traversée du désert de Gobi, j’ai encore beaucoup de choses à régler.
Et puis à la fin de 2022, ce sera l’Antarctique. Avec pour objectif de faire le plus de km que ce qui n’a jamais été fait là-bas à vélo.
Merci Stéven, bravo pour tout ce que tu nous fais partager, à bientôt !